Entretien avec Nicolas Gauthier paru sur Boulevard Voltaire
Le revenu universel, consistant à verser à tous les citoyens une certaine somme de la naissance à la mort sans condition de ressources ni d’emploi, somme cumulable avec d’autres revenus, est un vieux projet qui fait aujourd’hui un retour en force dans l’actualité. La droite est vent debout contre ce projet parce qu’il est porté par Benoît Hamon, oubliant du coup qu’il l’est aussi par Christine Boutin et Jean-Frédéric Poisson. Qu’en est-il exactement ?
Pour répondre à la question, il faut déjà connaître le dossier, à commencer bien sûr par les travaux des principaux théoriciens de ce projet, comme le Belge Philippe Van Parijs, fondateur du BIEN (Basic Income European Network) ou le Français Yoland Bresson, fondateur de l’AIRE (Association pour l’instauration d’un revenu d’existence) avec Henri Guitton.
Sous des dénominations variées (revenu d’existence, revenu de citoyenneté, allocation universelle, dividende national, revenu de base, revenu social, etc.), le projet repose sur l’idée qu’une société qui a acquis un certain niveau d’opulence peut et doit en redistribuer un minimum à tous ses membres. On en fait remonter « l’invention » à Thomas Paine en 1797, mais on le fait aussi dériver de la théorie du crédit social (Clifford H. Douglas), de la théorie de la « monnaie fondante » (Silvio Gesell) ou de l’abondancisme (Jacques Duboin). Certains libéraux, qui le conçoivent à la suite de Milton Friedman sous la forme d’un impôt négatif ou crédit d’impôt (Negative Income Tax), lui sont très favorables (c’est le cas, aujourd’hui, de Gaspard Koenig et de Guy Sorman), d’autres lui sont farouchement hostiles. Soutenue à droite comme à gauche, l’idée traverse la totalité des familles politiques.
Les uns y voient un « instrument de liberté », un « revenu d’autonomie » (André Gorz), c’est-à-dire une possibilité d’échapper à des situations de domination liées à la subsistance, en même temps qu’un moyen de réduire la pauvreté, d’encourager l’épargne ou de se constituer un capital en début de vie ; les autres, une « utopie », un « mirage idyllique », un risque d’aggravation de la dépendance, voire une façon détournée de renvoyer les femmes au foyer. Pour certains, c’est une façon de compléter l’État-providence, pour d’autres au contraire un moyen de s’en débarrasser. Sans oublier ceux qui rejettent le revenu de citoyenneté, mais retiennent l’idée d’une allocation sociale unique.
Certains y voient aussi une incitation à la fainéantise ou à l’assistanat, pour reprendre une formulation à la mode…
L’argument de la paresse est le plus faible qui soit.
Outre qu’il n’y a strictement rien de « moral » à travailler (c’est même l’idée inverse qui a prévalu pendant des siècles), le travail ne se confond pas avec l’activité. Très peu de gens aspirent à ne rien faire, mais beaucoup aimeraient faire autre chose que ce qu’ils sont obligés de faire. « Si l’on voulait réduire un homme à néant, disait Dostoïevski, il suffirait de donner à son travail un caractère de complète inutilité, voire même d’absurdité. » C’est souvent le cas aujourd’hui.
Les critiques sérieuses se focalisent plutôt sur le financement du projet, qui doit être compatible avec les ressources publiques. Celui-ci dépend évidemment du montant de revenu envisagé, mais aussi de la question de savoir si le revenu de citoyenneté doit s’ajouter aux prestations sociales existantes ou s’il doit les remplacer en tout ou partie. Dans la seconde hypothèse, qui paraît plus réaliste (c’est celle de Jean-Frédéric Poisson), les études de faisabilité ne manquent pas.
Est-ce un hasard si l’on reparle du revenu universel au moment où, s’il faut en croire certains, la notion même de travail serait en crise ?
Le débat a, en effet, au moins le mérite de poser la question de la corrélation entre le travail et les revenus à un moment où les bouleversements apportés par le numérique sont en train de bouleverser le marché du travail.
La société capitaliste est la première de l’Histoire à avoir fait du travail salarié le principal mode de médiation sociale entre ses membres. Ce passage du travail à l’emploi est allé de pair avec la disparition des relations d’interdépendance personnelles, ce qui explique les considérables réticences, oubliées aujourd’hui, qu’a suscitées la généralisation du salariat. L’histoire du salariat est, en effet, celle d’une dépossession des moyens d’existence. Dans le modèle du salariat, où chacun vend sa force de travail, les gens achètent ce qu’ils consomment, et non plus ce qu’ils produisent : tout produit devient de ce fait une marchandise définie d’abord par sa valeur d’échange, et non par sa valeur d’usage.
Or, la recherche d’une productivité toujours accrue aboutit à remplacer le travail vivant par des machines et des robots, et les nouvelles industries de pointe à haute teneur en technologie ne créent plus qu’un nombre limité d’emplois, ce qui entraîne une baisse tendancielle du taux de profit et, corrélativement, un déclin de l’investissement industriel. Le travail devenant une denrée rare, au moins dans certains secteurs, un nombre croissant d’individus deviennent inutiles au regard du processus de production.
Le partage des fruits de la croissance tel qu’on l’avait connu durant les « Trente Glorieuses » n’est déjà plus qu’un souvenir : en dépit de la protection sociale, 8,8 millions de personnes vivent en France en dessous du seuil de pauvreté, le chômage continue d’exercer une pression à la baisse sur les salaires et la multiplication des contrats de travail précaires engendre une nouvelle forme de paupérisation. Pour certains, comme l’économiste Robert Theobald, le revenu de base se justifie parce que l’objectif de plein-emploi n’est plus atteignable. Dans cette perspective, le revenu de citoyenneté peut se concevoir comme un moyen de réappropriation des gains de productivité.
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier