Entretien accordé à Breizh-Info
Breizh-info a interrogé Alain de Benoist sur l’actualité récente, qu’elle soit politique, géopolitique, littéraire, ou sociétale. Nous avons ainsi évoqué le dernier livre de Stephen Smith, la situation à Mayotte, les tensions entre les dirigeants de l’Ouest et la Russie ou encore les commémorations de Mai 68. Entretien.
Breizh-info.com (Yann Vallerie) : Tout d’abord, votre réaction à la mort du colonel Arnaud Beltrame et à l’hommage solennel qui lui a été rendu dans les milieux les plus différents ?
Alain de Benoist : Pour ne pas répéter ce que beaucoup d’autres ont déjà dit, je m’en tiendrai à une seule observation. Dès l’annonce de la mort du colonel Beltrame, un mot a surgi qui s’est instantanément propagé sur toutes les lèvres : c’était « un héros », et plus précisément « un héros français ». Jamais comme dans les jours qui ont suivi, on n’avait autant parlé d’héroïsme et de tout ce qui caractérise le héros : le courage, le sens de l’honneur, la fidélité, le don de soi, le sacrifice, le goût de la mission, le service de la patrie. En un instant, le discours de l’idéologie dominante qui, depuis des décennies, fait assaut de dérision sur toutes ces valeurs « ringardes » parce qu’à l’éthique de l’honneur il cherche à substituer une morale humanitaire invertébrée, a paru s’effondrer et devenir à son tour dépassé.
En outre, à une époque où l’on préfère faire pleurer sur les victimes que célébrer les vertus héroïques, et bien que le colonel Beltrame soit mort égorgé, ce n’est pas d’abord en tant que victime, mais en tant que héros qu’il a été célébré. Je ne me fais évidemment pas d’illusion : l’idéologie dominante va chercher à réaffirmer son emprise dès que l’émotion sera retombée. Les « déconstructeurs », les rigolards et les petits malins vont revenir sur le devant la scène. Mais la façon dont l’opinion, quasiment unanime, a réagi n’en est pas moins profondément parlante, profondément révélatrice. Le peuple aime les héros. Il sait que le culte des héros, dont parlait Thomas Carlyle, lui vient du fond des âges. Instinctivement, il réalise que le bien commun s’ordonne à ce qui est beau, à ce qui est grand et à ce qui est fort. Il attend des exemples plus que de leçons. Merci au colonel Beltrame de nous avoir, grâce à son sacrifice, rappelé aussi cela.
Breizh-info.com : Avez-vous lu le livre de M. Smith, « La ruée vers l’Europe » ? Si oui, qu’en avez-vous pensé ? La démographie sera-t-elle la clé du XXIe siècle et de la survie des Européens en tant que civilisation ?
Alain de Benoist : Je n’ai pas eu le temps de lire le livre de Stephen Smith, mais j’en connais le contenu. L’auteur n’est d’ailleurs pas le premier à estimer que les perspectives de croissance démographique de l’Afrique subsaharienne vont exercer dans les décennies qui viennent une pression migratoire d’une ampleur énorme sur les pays européens. Beaucoup plus encore qu’une « maghrébisation » ou une « islamisation », c’est une africanisation de l’Europe par des populations qui sont très loin d’être toutes musulmanes qui se profile à l’horizon.
Là où le livre de Smith est le plus intéressant, c’est qu’il s’attaque à deux idées reçues. La première est celle qui consiste à croire que les migrants « économiques » viennent des couches les plus pauvres de leurs pays d’origine. En réalité, les plus pauvres n’ont tout simplement pas le moyen d’émigrer, car la migration coûte relativement cher (plusieurs milliers d’euros). Ceux qui émigrent sont ceux qui, sans être riches, ont au moins pu accumuler suffisamment pour tenter de partir.
Deuxième idée reçue, qui s’articule d’ailleurs à la précédente : s’imaginer qu’on ralentira les flux migratoires en favorisant le « développement » des pays africains, alors que celui-ci ne fait que stimuler le désir d’émigrer en même temps qu’il donne plus de moyens de se déraciner. Stephen Smith le dit explicitement : en faisant ce calcul, les pays riches se tirent une balle dans le pied, car le « développement » revient à aider des pays pauvres à atteindre un seuil de prospérité à partir duquel leurs habitants disposeront en nombre croissant des moyens de partir s’installer ailleurs.
Mais la démographie n’est pas seule en cause. Il faut aussi prendre en compte les facteurs écologiques. Croire que l’épuisement programmé des ressources naturelles et l’aggravation des dérèglements climatiques n’auront pas d’effet sur les mouvements migratoires est une grande illusion. Certains experts annoncent déjà 150 millions de « réfugiés climatiques » pour le milieu du siècle.
Stephen Smith estime que la « ruée vers l’Europe » est inéluctable. Cela pose en réalité une question politique : les dirigeants européens ont-ils la volonté et l’esprit de décision nécessaires pour faire face à un tel défi ? Alain Finkielkraut disait récemment qu’une Europe africanisée ne serait plus l’Europe. C’est l’évidence même, mais pour éviter que les rapports démographique relèvent du seul modèle des vases communicants, il faut au moins vouloir s’y opposer. Ceux qui pensent que les cultures comptent pour rien, et que les hommes sont indéfiniment substituables les uns aux autres, ne sont pas les mieux placés pour le faire. Quant aux Européens dont vous parlez, la question qui se pose est moins de savoir s’ils veulent voir survivre leur civilisation que de savoir s’ils ont eux-mêmes la volonté de la faire se poursuivre.
Breizh-info.com : Que vous inspire la situation à Mayotte ? N’est-ce pas une grave erreur de d’avoir fait de cette île un département français ?
Alain de Benoist : C’est en mars 2011, donc sous la présidence de Nicolas Sarkozy, que l’île de Mayotte est devenue le 101e département français. Je suis de ceux qui ont estimé dès le départ que c’était une erreur. En moins de dix ans, la gestion de Mayotte est tout simplement devenue impossible. Pourquoi ne pas lui donner son indépendance ?
Breizh-info.com : La situation internationale semble bouger énormément ces derniers temps entre la réélection de Vladimir Poutine, les tensions avec le Royaume-Uni, la guerre de la Turquie contre les Kurdes, etc. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?
Alain de Benoist : Les choses bougent beaucoup en effet, et d’autant plus que depuis la chute du Mur de Berlin nous vivons dans une époque de transition où tous les repères tendent à s’effacer. Il est difficile dans ces conditions de faire des pronostics qui ne relèvent pas du doigt mouillé. Mon sentiment est que le Proche-Orient reste plus que jamais le foyer de tension principal qui peut demain mettre le feu aux poudres. Dans ce contexte, et singulièrement depuis l’élection de Donald Trump, on voit se développer une campagne russophobe de vaste ampleur qui trahit la peur des Américains de voir la Russie d’abord, la Chine ensuite, les destituer d’une hégémonie qui n’est déjà plus ce qu’elle était autrefois. On est en train de revenir à la guerre froide, mais cette fois-ci sans l’alibi d’un « anticommunisme » qui, chez beaucoup, n’a finalement jamais été que le cache-sexe d’une vieille hostilité visant la puissance continentale russe.
Les Américains ne reculeront devant rien – fake news, coups montés, désinformation, provocations, etc. – pour empêcher la Russie de redevenir une grande puissance susceptible de leur faire de l’ombre. Vladimir Poutine est devenu le symbole de tout ce qu’ils exècrent. La popularité dont il jouit, la façon dont il a redonné la fierté à son peuple, les succès politiques et militaires qu’il a enregistrés récemment, la montée en puissance de ses forces militaires, sa réélection triomphale enfin dans un pays où les partis « pro-occidentaux » représentent désormais moins 5 % des suffrages, tout cela est pour eux insupportable. La situation compliquée du Proche-Orient, la Syrie, l’Irak, le Yémen, le jeu saoudien, les ambitions de l’Iran, la stratégie israélienne, sont autant d’occasions pour eux de tenter de rétablir la situation à leur avantage. Le problème est que ce jeu peut très bien déboucher sur une nouvelle guerre mondiale. Faut-il s’y attendre ? Disons que si ce n’est pas encore probable, c’est au moins de plus en plus possible.
Breizh-info.com : Cinquante ans après Mai 68, si vous deviez dresser un bilan de cette époque et de ses conséquences, quel serait-il ?
Alain de Benoist : Essayons de faire bref. D’abord, on l’oublie trop souvent, Mai 68 n’a pas été seulement une révolte étudiante de grande ampleur, mais aussi la dernière grande grève générale que la France ait connue. Il y a sans doute plus de leçons à tirer de la seconde que de la première. Ensuite, d’un point de vue idéologique, deux tendances contradictoires au moins se sont manifestées en Mai 68. La première, sympathique mais minoritaire, mettait en accusation la société de consommation et la société du spectacle, le « système des objets » et le capitalisme libéral, avec des références au situationnisme, à Guy Debord, mais aussi à Jean Baudrillard, Henri Lefebvre, Herbert Marcuse et quelques autres. L’autre, nettement majoritaire, se voulait purement individualiste et hédoniste. Son programme se résumait dans le slogan : « Jouir sans entraves ».
C’est le Mai 68 des enfants gâtés de la bourgeoisie et des révolutionnaires en peau de lapin, qui allaient rapidement réaliser que c’est en se ralliant à la logique du Capital qu’ils pourraient le mieux satisfaire leurs « désirs ». La seconde tendance l’a malheureusement très vite emporté, engendrant toutes les pathologies sociétales qu’on a pris l’habitude d’attribuer aux « soixante-huitards ».
Depuis un demi-siècle, j’ai vu se mettre en place tous les dix ans le même train de commémorations obligées des journées de Mai 68. A chaque fois, c’est l’occasion de publier de nouveaux livres, de donner la parole aux « anciens » des barricades, et autres exercices rituels qui ennuient prodigieusement la jeunesse d’aujourd’hui. Mai 68 a pesé sur l’évolution de la société, mais le monde a changé. Les anciennes militantes du MLF ont aujourd’hui dépassé l’âge de l’avortement et les ex-« révoltés » se préoccupent surtout de leur prostate. Il serait temps de passer à autre chose.
Propos recueillis par Yann Vallerie
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