Interview accordée au site girodivite
L’Europe ne se porte pas trop bien… Comment la guérir ?
«Cessons déjà parler de « l’Europe » quand nous voulons parler de l’Union européenne ! L’Europe est une réalité historique et géographique, civilisationnelle et bimillénaire. L’Union européenne est une création institutionnelle récente, ce qui est tout à fait différent. L’un des reproches que l’on peut faire à l’Union européenne pourrait d’ailleurs être d’avoir en quelque sorte discrédité l’Europe. L’« Europe » apparaissait il y a quelques décennies comme une solution à presque tous les problèmes. Aujourd’hui, elle est devenu un problème qui s’ajoute aux autres.
Cela dit, c’est vrai que l’Union européenne ne se porte pas bien. C’est le moins qu’on puisse dire. Je ne suis pas médecin et je n’ai pas de solution pour la « guérir ». Si le remède existait, il aurait été découvert depuis longtemps. Mais on peut au moins chercher à établir un diagnostic. L’Union européenne s’est construite depuis le début en dépit du bon sens. Elle a privilégié le commerce et la finance par rapport à la politique et à la culture, alors qu’il aurait fallu faire l’inverse. Elle s’est construite à partir du haut, alors qu’elle aurait dû se construire à partir du bas, dans le respect du principe de subsidiarité. Elle s’est mise en place sans que les peuples soient consultés (et les rares fois où ils l’ont été, on n’a pas tenu compte de leur avis). Elle s’est élargie trop rapidement, au risque de devenir ingouvernable. Elle a été incapable de fixer ses propres limites géopolitiques et même de déterminer sa raison d’être. Au lieu de vouloir créer une puissance, elle a voulu créer une zone de libre-échange et un marché. Elle s’est dotée d’une monnaie unique en voulant ignorer les différences de structure existant dans les différents Etats-membres. Enfin, elle s’est avérée incapable de faire face au défi migratoire. Le résultat est qu’elle est aujourd’hui impuissante, quasiment ruinée et presque totalement paralysée.
Face à cette situation, il y a deux solutions possibles : le repli à l’échelle des nations ou la création d’une « autre Europe ». La seconde est aujourd’hui un vœu pieux. La première a l’avantage de préserver à un niveau inférieur des choses qui ne peuvent l’être au niveau supérieur, mais elle ne résout pas un autre problème, à savoir la nécessité de disposer d’une puissance de niveau continental permettant d’exister dans un monde multipolaire.
L’élément nouveau, c’est que l’Union européenne est aujourd’hui en train de se briser. L’instauration de l’euro avait déjà créé une coupure Nord-Sud, entre les pays « riches » de la partie septentrionale et les pays méridionaux « pauvres », qui ont subi de plein fouet les conséquences dramatiques des programmes d’austérité libérale. La crise migratoire révèle maintenant une seconde coupure, non plus entre le Nord et le Sud, mais entre l’Ouest et l’Est, puisque c’est autour des pays du groupe de Visegrád que se rassemblent aujourd’hui les partisans d’un retour aux frontières. Je vois mal l’Union européenne survivre à cette double cassure. Parallèlement, l’« euroscepticisme » monte un peu partout, à tel point que l’on se demande s’il ne sera pas majoritaire à l’issue des prochaines élections européennes. Les choses sont donc en train de bouger grandement. Nous ne sommes qu’au début d’un processus.»
En ce moment-ci, tant le populisme que le souverainisme semblent avoir la faveur des gens… Qu’en pensez-vous ?
«La montée du populisme dans quasiment tous les pays européens est le phénomène politique le plus important intervenu en Europe depuis plus de trente ans Il s’explique par le discrédit grandissant d’une classe dominante qui s’est progressivement coupée du peuple et qui ne défend plus que ses seuls intérêts. Ce discrédit a lui-même entraîné une défiance généralisée envers les élites politiques, économiques et médiatiques, perçues comme une Caste déconnectée de toutes les réalités, à commencer par les réalités sociales et nationales. Les désillusions successives liées à l’exercice classique du suffrage ont aussi joué leur rôle, de même que la crise de la représentation. Les gens se sont lassés d’entendre des promesses qui n’étaient jamais tenues. Ils se sont d’abord réfugiés dans l’abstention, puis dans le vote « protestataire » et enfin dans le populisme.
J’ai publié il y a quelques mois un livre sur le populisme qui cherche à en faire une analyse de fond. Je m’y interroge notamment sur la notion de « peuple », que l’on peut entendre aussi bien comme demos que comme ethnos ou que plebs. Il y a deux choses, concernant le populisme, qu’il faut retenir. La première est qu’il va de pair avec l’effondrement des anciens « partis de gouvernement » traditionnels, qui étaient aussi les principaux vecteurs du clivage gauche-droite. La seconde est qu’il substitue à cet ancien clivage, de type horizontal, un nouveau clivage de nature verticale, opposant le peuple aux élites. Cette opposition est aujourd’hui décisive : c’est aussi le clivage entre les perdants et les gagnants de la mondialisation, les « non-connectés » et les « connectés », les populations sédentaires « périphérique » et une classe déterritorialisée, voire transnationale, acquise sans aucune réserve à l’idéologie dominante, à la pensée unique et à la loi du profit. C’est cette substitution d’un axe vertical à l’ancien axe horizontal qui interdit d’analyser le populisme en employant des termes et des notions désormais obsolètes.»
Comment bâtir une Europe des peuples sans tomber dans les terribles erreurs du passé (stalinisme, nazisme, racisme…) ?
«Les erreurs du passé ont au moins l’avantage de nous montrer ce qu’il ne faut pas faire. Le stalinisme et le nazisme sont en outre des phénomènes typiquement modernes, qui s’inscrivent dans le contexte d’une époque qui a complètement disparu. Les défis d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’emprise des valeurs marchandes, de la menace migratoire, de l’écologie, de l’intelligence artificielle, etc., sont d’une nature bien différente.
L’« Europe des peuples » n’est sans doute pas pour demain, ce que je regrette. Dans l’immédiat, ce qu’il faut surtout, c’est partir de la base en redonnant vie à la notion de citoyenneté et en créant les conditions d’une démocratie plus directe. Seule la démocratie participative, nécessairement « illibérale », peut remédier à la crise actuelle des démocraties libérales. Il s’agit en d’autres termes de créer des « espaces libérés », que ce soit à l’échelon de la commune, de la région et de la nation.»
La mondialisation : à qui et à quoi sert-elle vraiment ? Vous trouvez qu’elle a seulement des aspects négatifs ?
«La mondialisation, c’est d’abord l’autre nom de l’extension planétaire de la loi du marché. C’est le stade ultime du capitalisme postmoderne. Son essence est donc avant tout d’ordre économique, commercial et financier. Les acteurs principaux n’en sont plus les Etats, mais les firmes multinationales, les marchés financiers et les GAFA (Google, Amazon, etc.). C’est en cela qu’elle diffère de tous les phénomènes antérieurs relevant de la simple internationalisation. Au XIXe siècle, le capital pouvait encore en partie servir les intérêts nationaux. Il est aujourd’hui totalement déterritorialisé. Les transactions financières se font à l’échelle mondiale à la vitesse de la micro-seconde, les délocalisations permettent par un effet de dumping de mettre les travailleurs européens en concurrence avec ceux des pays à bas coût, ce qui est en train de provoquer une disparition progressive des classes moyennes, l’immigration permet d’exercer une pression à la baisse sur les salaires, et l’endettement public restreint encore davantage la marge d’action des gouvernements.
De ce point de vue, je crois que la mondialisation a principalement (mais pas seulement) des aspects négatifs. En revanche, il faut tenir compte d’un phénomène très important qui est que, tout comme le capitalisme lui-même, la mondialisation a des contradictions internes qui lui sont propres. En même temps qu’elle unifie, qu’elle homogénéise (les peuples, les cultures, les modes de vie), elle suscite en réaction des fragmentations nouvelles, des irrédentismes, des crispations convulsives qui peuvent être profondément polémogènes. Il faut comprendre dialectiquement la mondialisation.»
Pourquoi le terme « nationalisme » provoque-t-il toujours des peurs et des conflits ?
«Il provoque en réalité des peurs beaucoup plus que des conflits. La raison en est que ceux qui parlent du « nationalisme » le font essentiellement pour le dénoncer, d’une façon d’ailleurs intellectuellement paresseuse, car ils ne font jamais l’effort d’en donner une définition précise. Le mot « nationalisme » est devenu un concept fourre-tout, où l’on peut mettre tout ce que l’on veut conjurer. Il en va d’ailleurs de même du « populisme » ou du « communautarisme ». Mais il me semble que l’opinion y est de moins en moins sensible, précisément parce qu’elle voit bien que ce qu’on lui dit ne correspond pas à la réalité. Si plus de 70 % des gens sont aujourd’hui hostiles à l’immigration – alors que plus de 70 % des journalistes lui sont favorables –, ce n’est pas parce que le « racisme » s’est subitement emparé de 75 % des esprits. Les mots ne sont pas les choses.»
Aujourd’hui, il faut être pessimiste, optimiste ou réaliste ?
«Je suppose que vous devinez ma réponse. C’est en fait une question que je ne me pose pas. Georges Bernanos disait que les optimistes sont des imbéciles heureux, et que les pessimistes sont des imbéciles malheureux. L’histoire reste par définition toujours ouverte. Il faut seulement accepter de voir ce que l’on voit.»