On célèbre, en ce moment, le trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin. Dans cet intervalle, vous avez souvent écrit que « le mur de Berlin n’est pas tombé dans toutes les têtes ». C’est toujours votre avis ?
La formule visait ceux qui n’ont toujours pas compris qu’en 1989, la fin du système soviétique a marqué à la fois la fin d’un monde (c’est elle qui a rendu possible la mondialisation actuelle), celle de l’après-guerre, celle du XXe siècle et sans doute, aussi, celle du grand cycle de la modernité. Mais aujourd’hui, j’aurais plutôt envie de critiquer ceux qui ne voient pas que le rideau de fer n’a disparu que pour être remplacé par un fossé culturel. Malgré la réunification, les deux Allemagnes – la Rhénano-Bavaroise et la Prussienne – sont toujours là, et à bien des égards, l’ancienne Allemagne de l’Est a plus de points communs avec les pays de l’Est voisins qu’avec ce qu’on avait pris l’habitude, bien à tort, d’appeler le « monde libre ».
Je ne regrette évidemment pas la réunification allemande, qui est allée de pair avec la réunification européenne. Mais je regrette la façon dont elle s’est effectuée. La réunification aurait pu être l’occasion d’un dépassement simultané des systèmes de l’Ouest et de l’Est, gardant le meilleur de chacun d’entre eux et rejetant le pire. Au lieu de cela, on a assisté à l’annexion pure et simple de l’ancienne RDA par l’Allemagne fédérale. Profitant des circonstances, la RFA, au moyen de la Treuhand, a finalement acheté la RDA pour la soumettre à une thérapie de choc libérale, c’est-à-dire à un régime d’exploitation capitaliste dont elle n’a pas fini de payer le prix. Trente ans après la réunification, la majorité des habitants de la Saxe, du Brandebourg et de la Thuringe ont toujours le sentiment d’être des citoyens de seconde zone.
Il s’est quand même passé beaucoup de choses, en trente ans…
Bien sûr. Mais le mot qui résume tout, c’est celui de déception. Lorsque le système soviétique s’est effondré, les habitants de l’Est ont eu un immense espoir : ils ont cru qu’ils allaient accéder à l’eldorado du confort et de la richesse. Après quoi, ils ont découvert les aliénations du monde postmoderne, la croissance des revenus du capital au détriment de ceux du travail, la lutte de tous contre tous, bref, un monde beaucoup plus dur qu’ils ne le croyaient. Ils ont aussi découvert l’immigration et le multiculturalisme : un modèle qui est devenu, pour eux, un véritable repoussoir. Cette déception a nourri une certaine forme d’« Ostalgie ». Hier, c’était la grisaille et la pénurie. Aujourd’hui, ce sont les profits insolents pour les plus riches, la misère pour les plus pauvres et la précarité pour tous. Hier, on vivait dans un régime qui restreignait les libertés, aujourd’hui dans un système qui privatise la censure et institutionnalise la pensée unique. Le mur, détestable symbole, protégeait au moins de la logique du marché, de la dérégulation des prix, des privatisations sauvages et de l’atomisation sociale
En face, on a assisté à une déception symétriquement inverse. Francis Fukuyama, lisant Hegel un peu hâtivement, avait cru pouvoir annoncer la fin de l’Histoire et le triomphe planétaire du modèle capitaliste libéral : les vieilles nations allaient disparaître au profit du supermarché mondial. Mais l’histoire a fait son retour – en même temps que la géopolitique et les rapports de force – et ce qu’elle a apporté s’appelle choc des civilisations, menaces climatiques, crise financière mondiale rampante, guerres « humanitaires », terrorisme et peur de l’avenir.
À l’Ouest, on avait pris pour argent comptant l’enthousiasme manifesté par les habitants des pays de l’Est lors de leur « libération » en s’imaginant qu’ils allaient devenir de bons petits élèves de la démocratie libérale. On découvre, aujourd’hui, que les différents pays d’Europe centrale et orientale ne veulent pas du tout nous ressembler, bien au contraire. D’où le plaidoyer d’un Viktor Orbán en faveur de la « démocratie illibérale » et sa critique des « dogmes et des idéologies de l’Ouest ». D’où la réélection triomphale de Jarosław Kaczyński en Pologne. D’où le double succès, dans les Länder d’Allemagne de l’Est, des populistes de l’AfD (dont on parle beaucoup) et des anciens communistes de Die Linke (dont on ne parle pas assez).
Vous en concluez que l’Europe est à nouveau coupée en deux ?
Oui, dans une large mesure, et je ne le déplore pas. Mais notons d’abord que l’Union européenne est particulièrement mal nommée, puisqu’au lieu d’unir l’Europe, elle l’a doublement divisée. Division Nord-Sud avec l’adoption d’une monnaie unique calquée sur le mark qui, de la Grèce au Portugal, a été fatale aux pays du pourtour méditerranéen. Division Est-Ouest avec des flux migratoires qui s’accélèrent toujours plus à l’Ouest et dont les pays de l’Est ne veulent absolument pas.
Il serait temps d’admettre que l’Europe de l’Est a une tout autre culture politique et une tout autre histoire que l’Europe de l’Ouest. Elle regroupe des pays qui sont plus attachés au peuple et à la nation qu’à l’État parce que ce n’est pas l’État qui les a fait naître. À l’Ouest, c’est l’inverse : l’État a précédé la nation qui a fini par créer le peuple. Les pays de l’Est n’ont pas, non plus, été modelés par l’idéologie des Lumières. Ils constatent aujourd’hui que la démocratie libérale est le produit d’une histoire singulière qui n’est pas la leur, et que l’État de droit n’est pas le meilleur moyen de garantir la souveraineté populaire et la pérennité des nations. Leur identité a été menacée par le système soviétique, ils ne veulent pas la voir anéantie par la décadence de l’Ouest et les exigences libérales de « libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux ». Il n’y a donc pas à regretter qu’ils cherchent à s’organiser pour donner forme à une autre Europe. Nous devrions regarder cela comme un espoir.
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier
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