À l’occasion de la sortie du numéro 69 de Nouvelle École consacré à Péguy et à Bernanos, Alain de Benoist a été interrogé par la revue éléments.
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ÉLÉMENTS : Pourquoi Péguy et Bernanos ? Qu’est-ce qui les rend si indissociables ? Leur christianisme bien sûr, mais enfin ils n’en ont pas le monopole, loin de là. Quoi d’autre ?
ALAIN de BENOIST. Le fait est qu’ils sont souvent cités conjointement par ceux qui s’en réclament, et ce n’est évidemment parce qu’ils étaient tous les deux chrétiens, nominalement au moins (car il y a beaucoup à dire sur les particularités de leurs fois respectives). Ils étaient pourtant à bien des égards très différents. Mais leur point commun est d’avoir été l’un et l’autre des critiques radicaux de la modernité. Ce sont des antimodernes, avec toutes les ambiguïtés qui s’attachent à ce terme. Et chez eux, la critique de la modernité prend avant tout la forme d’une formidable indignation. Je sais bien ce qu’il peut y avoir d’insatisfaisant dans ce terme : quand Stéphane Hessel disait « Indignez-vous ! », son propos était un peu ridicule, car on ne s’indigne pas sur commande. Chez Bernanos comme chez Péguy, l’indignation est authentique parce qu’elle vient de l’intérieur. C’est leur conscience, corps et âme mêlés, qui s’indigne de ce qu’ils ont sous les yeux. Ils s’indignent de voir ce qui est au sens propre in-digne prendre le dessus dans « la marée de merde du monde moderne », pour parler comme François Sureau. Et cette indignation est bien sûr indissociable d’une critique du règne de l’argent, qui n’épargne rien ni personne – à commencer par les « chrétiens de pain d’épice » qui se sont ralliés aux valeurs bourgeoises.
ÉLÉMENTS : Faut-il être exilé du monde moderne – au Brésil ou à Majorque chez l’un ; dans sa minuscule boutique des Cahiers de la quinzaine chez l’autre – pour pouvoir l’empoigner avec autant de vigueur et le saisir dans sa totalité ?
ALAIN de BENOIST. Où qu’il aille dans le monde, sauf à s’enfuir au fin fond des forêts sibériennes ou du désert de Gobi, un antimoderne se retrouvera toujours aux prises avec la modernité. Il n’échappe pas, d’autre part, au paradoxe bien mis en évidence par Antoine Compagnon : un antimoderne est aussi un moderne à sa façon, puisqu’il vit dans le monde auquel il entend s’opposer. Heidegger l’a bien montré : se définir par rapport à ce à quoi on s’oppose, c’est encore adhérer à ce qu’il représente. Compagnon va jusqu’à dire que les antimodernes sont d’autant plus modernes qu’ils résistent aux modernes. D’une certaine façon, ce n’est pas faux. C’est la raison pour laquelle la meilleure façon de s’« exiler du monde moderne », c’est l’exil intérieur. Être dans ce monde, mais ne pas être de ce monde. Reconquérir son « empire intérieur ». Mais ce n’est possible qu’avec une claire conscience historique et philosophique. La « modernité », on l’oublie trop souvent, n’apparaît pas avec la révolution industrielle. Ses racines théologiques remontent pour le moins au nominalisme médiéval, ses racines sociologiques au moment où commence à se former la classe bourgeoise, à la fin du Moyen Âge également.
ÉLÉMENTS : Qu’est-ce qui vous séduit chez eux ? Serait-ce qu’il s’agit de deux personnalités politiques – le mot eût hérissé Péguy – qui échappent au clivage droite-gauche tant ils sont revendiqués de part et d’autre du champ politique ?
ALAIN de BENOIST. Ce n’est pas un mystère, en effet, que j’ai une dilection particulière pour les inclassables, les transversaux, ceux qui font leur miel de ce qu’ils trouvent de juste et de fort ici et là, ceux qui veillent aux « carrefours du labyrinthe » (Castoriadis) pour y tracer des pistes inédites. Les autres, ceux qui s’entêtent à s’inscrire dans des clivages devenus obsolètes, me semblent frappés d’hémiplégie, comme le disait Ortega y Gasset. Mais bien sûr, il y a un prix à payer. Les inclassables peuvent faire l’objet de tentatives de « récupération » de toutes sortes. Péguy et Bernanos n’y ont pas échappé. L’un des buts de ce numéro de Nouvelle École est précisément de rétablir la vérité à ce propos.
ÉLÉMENTS : Sauf erreur, vous n’avez jamais écrit directement sur Péguy et Bernanos (des entretiens, oui, mais pas de textes) en dépit d’une admiration jamais démentie. Qu’est-ce qui vous retient ? Sont-ils trop spirituels, trop mystiques, et pas assez politiques ?
ALAIN de BENOIST. L’entretien que j’ai publié sur Péguy (qu’on retrouvera dans ce numéro) était quand même l’équivalent d’un article assez substantiel. Mais à ce détail près, vous avez raison. Sur Bernanos, je n’ai jamais écrit une ligne, alors qu’il a eu sur moi une très grande influence. La raison en est sans doute que je me sens moins à l’aise pour parler des œuvres littéraires, romanesques ou poétiques, que des essais théoriques. Il y a autre chose toutefois. Bernanos disait : « J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère, qu’importe ! », et c’est vrai que lorsque je pense à lui, c’est avant tout dans le registre de l’émotion. Les idées s’analysent et se communiquent, l’émotion passe par d’autres canaux. À certains égards, elle est incommunicable. Plus le temps passe, plus ce problème de la communication m’obsède. On est lu, mais rarement compris. Les sentiments, les émotions, se ressentent, ils nous bouleversent, mais ils ne se communiquent pas. Dans le très beau témoignage qu’il publie dans ce numéro de Nouvelle École, Rémi Soulié parle du « choc » qu’a représenté pour lui la lecture de Bernanos et de Péguy. Le mot n’est pas exagéré. J’aimerais que nos lecteurs le ressentent à leur tour.
ÉLÉMENTS : Quel est l’esprit qui a présidé à la rédaction de ce numéro, où on trouve des signatures de Thibaud Collin, Jean-Louis Prat, Matthieu Giroux, Geraldi Leroy, Ludovic Maubreuil, Rémi Soulié, Richard Marcaire, Thomas Renaud, Michel Lhomme, Juan Asensio – et deux bibliographies établies par vos soins ?
ALAIN de BENOIST. Ce numéro a été conçu comme tous ceux qui l’ont précédé : il se partage en deux grandes parties, d’un côté le dossier, de l’autre des textes de « varia ». Ceux qui ont participé au dossier ont bien entendu reçu carte libre : on leur a demandé de dire ce qu’ils pensent, sans obéir à un quelconque petit catéchisme ! Beaucoup d’entre eux sont un peu des francs-tireurs du « péguysme » et du « bernanosisme », tant les chapelles officielles qui s’emploient à maintenir vivant le souvenir de ces deux écrivains ont tendance à en faire leur chasse privée. Le cas des péguystes et des bernanosiens ne diffère malheureusement pas beaucoup de celui des freudiens, des marxistes, des évoliens, des guénoniens, des lacaniens et que sais-je ? Ils ne raisonnent trop souvent qu’en termes d’orthodoxie, ce qui les rend fuyants, sinon craintifs. Raison de plus pour aller directement à la source : lire, relire ou découvrir Bernanos et Péguy, deux auteurs plus indispensables que jamais !