Entretien accordé au journal italien Il Giornale
Les manifestations de ces jours-ci témoignent de l’échec du multiculturalisme. Comment en
est-on arrivé là ?
Elles manifestent bien sûr un échec du multilatéralisme, mais s’en tenir là serait réducteur.
Les violentes émeutes urbaines auxquelles nous assistons en ce moment témoignent aussi
d’un pays divisé et fragmenté, non à cause des immigrés, mais en raison d’une idéologie
dominante qui a substitué, dans la population générale, la loi du profit aux règles morales.
Dans une société dominée par les valeurs marchandes, qui créent structurellement les
conditions de la fragmentation et de la déliaison sociale, il ne faut pas s’étonner que personne
ne se soucie du bien commun.
Dans ces émeutes, la gauche a surtout vu une révolte sociale (contre la discrimination,
l’exclusion, le chômage, etc.), tandis que la droite a parlé de révolte ethnique annonciatrice
d’une guerre civile. Il y a du vrai dans ces deux interprétations, mais elles sont l’une et l’autre
à courte vue. Depuis quarante ans des dizaines de milliards d’euros ont été investies dans la
« politique de la ville » et la remise en état des « quartiers difficiles » sans aucun résultat.
D’autre part, une guérilla urbaine n’est pas une guerre civile. Dans une guerre civile, deux
fractions armées de la population s’affrontent, la police et l’armée étant également divisées, ce
qui n’est pas le cas ici.
D’une façon générale, ce sont les interprétations strictement politiques qui s’avèrent
incapables de prendre la pleine mesure du problème. Les actuelles émeutes urbaines n’ont
aucun caractère politique. Les émeutiers n’ont aucune revendication à faire valoir. Ils veulent
seulement détruire et piller. Lorsque des représentant de la gauche ou de l’extrême gauche se
rendent dans les cités pour faire savoir qu’ils « comprennent la colère » des émeutiers, il se
font expulser ou cracher au visage !
Dans quelle mesure la crise de l’identité française et européenne influence-t-elle les
manifestations ?
La population française a aujourd’hui perdu tout sentiment d’appartenance à une
communauté. Les émeutiers en ont une – ou croient en avoir une. La crise de l’identité
française a des racines anciennes. Elle est la résultante de l’emprise d’une idéologie à la fois
individualiste et universaliste, qui croit que les hommes sont « partout les mêmes », et que les
facteurs ethnoculturels n’ont pas d’importance. Aucune société ne peut résoudre ses
problèmes par la seule addition du contrat juridique et de l’échange marchand.
L’Etat français est-il remis en cause parce que de nombreux immigrés ne reconnaissent pas
l’autorité des institutions françaises ?
Les émeutiers ne se soucient pas de l’Etat français, qui les indiffère. Quand ils attaquent les
policiers avec des mortiers d’artifice, quand ils incendient des mairies ou des casernes de
pompiers, c’est moins parce qu’ils voient en eux des représentants de l’autorité que parce
qu’ils les perçoivent comme des intrus. Ils raisonnent en termes de territoire (la « frontière
invisible »), de façon purement tribale. Ils s’attaquent d’ailleurs aussi bien aux écoles, aux
librairies, aux épiceries, aux boutiques, aux voitures. Ils se regardent comme une bande
attaquée par une bande rivale.
Ce serait une autre erreur de croire que les émeutiers ne veulent connaître aucune règle. Il
y a au contraire des règles qu’ils respectent très bien : les leurs ! La plupart d’entre eux
viennent de cultures et de sociétés familiales de type clanique, et ils continuent de se
comporter de manière clanique. Si l’un d’entre eux est victime de la « violence policière »,
tous s’estiment victimes aussi. C’est ce que les pouvoirs publics, prisonniers de leur idéologie,
ne parviennent pas à comprendre : la mère d’un enfant tué après avoir commis une attaque à
main armée ne dira jamais que son fils s’est mal comporté. Elle dira qu’à travers lui, c’est tout
le clan qui a été attaqué. C’est le principe même du tribalisme clanique : les miens ont
toujours raison puisque ce sont les miens.
Pourquoi les deuxième et troisième générations sont-elles plus radicalisées que les
précédentes ?
Elles sont plus radicalisées parce qu’elles souffrent d’un déficit identitaire beaucoup plus
marqué. De telles émeutes ne sont jamais le fait d’immigrés de la première génération, qui
sont venus s’installer en France volontairement tout en conservant une claire conscience de
leurs origines, et donc de leur identité. Les deuxième, troisième ou quatrième génération se
considèrent comme algériens, maliens, marocains, sénégalais, etc., même lorsqu’ils ont la
nationalité française, mais ils ne connaissent pratiquement rien des pays d’où sont venus leurs
parents ou grands-parents. Ils ne se sentent pas français, mais n’ont qu’une identité de
rechange artificielle ou fantasmée. Leur frustration est totale. Ils ne peuvent plus exprimer ce
qu’ils sont que par la violence et la destruction.
Dans ce contexte, le système judiciaire français, souvent accusé d’être trop laxiste à
l’égard des immigrés qui commet des délits, a-t-il joué un rôle à votre avis ?
Le laxisme du système judiciaire est bien réel. Les émeutiers savent bien qu’au fond ils ne
risquent pas grand-chose, car la loi n’est pas appliquée. Un refus d’obtempérer assorti d’un
délit de fuite peut théoriquement valoir jusqu’à dix ans de prison, mais de telles peines n’ont
jamais été prononcées. De surcroît, il n’y a plus de places dans les prisons ! Cela contribue à
la démoralisation des policiers.
En 2005 déjà, de graves manifestations avaient eu lieu en France. Qu’est-ce qui a changé
par rapport à la situation d’il y a presque vingt ans ? La situation s’est-elle aggravée ?
Entre 2005 et 2023, il y a des différences. La plus grande ampleur des émeutes, qui en cinq
jours ont déjà fait plus que de dégâts de celles de 2005 qui avaient duré trois semaines,
s’explique d’abord par le simple fait que les populations immigrées d’où sont issus le
émeutiers sont aujourd’hui beaucoup plus nombreuses. Le rôle aujourd’hui prédominant des
réseaux sociaux est aussi à prendre en compte. En 2005, les émeutes s’étaient concentrées
dans les grandes métropoles, elles touchent aujourd’hui les petites villes. Les émeutiers sont
également beaucoup plus jeunes (un tiers de ceux qui ont été interpellés ont entre 13 et 15 ans
et étaient inconnus des services de police) et beaucoup plus violents. Dans les cités, une
culture de la violence gratuite s’est développée : ce n’est plus seulement pour voler quelque
chose que l’on a recours à la violence, mais pour un « mauvais regard », pour un refus de
cigarette ou tout simplement pour rien – sinon pour le plaisir. Et l’on monte rapidement aux
extrêmes : on continue à frapper qui est déjà à terre, on n’hésite pas à tuer. En France, selon
une enquête de l’INSEE, on enregistre une agression gratuite toutes les 44 secondes…
Le problème de l’immigration ne concerne pas seulement la France, mais aussi d’autres
grandes nations européennes comme l’Allemagne où, pourtant, des phénomènes de cette
ampleur ne se sont jamais produits. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné dans le modèle français
en matière d’immigration ?
C’est précisément la preuve que le seul multiculturalisme ne suffit pas à expliquer les
émeutes. Ce qui est particulier à la France, c’est qu’elle a été pionnière en matière
d’immigration : le problème se posait déjà chez elle alors que l’immigration commençait à
peine dans des pays comme l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne ou le Royaume-Uni. Il y a aussi
le fait que l’immigration en France reste associée au souvenir de la période coloniale, qui a
fait naître des rancœurs qui ne sont pas éteintes. On ne peut exclure enfin que certaines
techniques de maintien de l’ordre qui se sont révélées ailleurs les plus efficaces ne sont pas
toujours employées par la police française. La façon dont, pendant des décennies, on s’est
acharné à nier l’existence des problèmes a eu des conséquences explosives.
Les protestations de ces jours-ci auront-elles également des conséquences politiques en vue
des élections européennes de l’année prochaine en renforçant la droite ?
Oui, c’est évident. Des troubles comme ceux auxquels nous assistons en ce moment
contribuent à faire ouvrir les yeux. Le Rassemblement national est déjà devenu le premier
parti de France, et les sondages le donnent vainqueur des prochaines élections européennes.
L’opinion française est excédée, elle n’en peut plus. Elle voit que le gouvernement est
totalement dépassé par ce qui se passe. Une majorité de Français voudraient voir l’armée
intervenir dans les banlieues. Emmanuel Macron se voit reprocher de n’avoir pas instauré
l’état d’urgence, comme cela avait été fait en 2005. Le symbole le plus significatif est
l’incroyable succès de la cagnotte lancée sur les réseaux sociaux pour venir en aide à la
famille du policier auteur des coups de feu qui ont déclenché les émeutes : en moins de quatre
jours, elle a dépassé le million et demi d’euros ! Du jamais vu.
La France est-elle perdue à jamais ou existe-t-il une chance de mettre un terme à cette
situation ?
Il ne faut jamais dire jamais ! Les vieux pays d’Europe ont connu dans le passé des
épreuves bien plus graves, et s’en sont toujours relevés. Tout ce qui s’actualise potentialise
une réaction en sens contraire. L’histoire est imprévisible. Elle est par définition le domaine
de l’imprévu.
Pensez-vous que ce qui se passe aujourd’hui en France puisse également se produire en
Italie ?
C’est possible, sinon probable. Toute la question est de savoir si le gouvernement italien
saura tirer les leçons de ce qui se passe aujourd’hui de l’autre côté des Alpes.