Article de Jean Heurtin paru sur Breizh-info
Ce dernier essai d’Alain de Benoist en surprendra plus d’un. L’étonnement sera d’autant plus vif que l’esprit sera enfermé, replié sur lui-même.
Car Martin Buber (1878-1965) présente toutes les caractéristiques pour être tenu à l’écart d’une « famille de pensée » qui, trop souvent, se contente d’auteurs certifiés « à droite ». Or, Buber ne répond pas à ce type de catégorisation. Il est né à Vienne, d’une famille juive établie depuis des générations à Lemberg (Lvov) en Galicie autrichienne, aujourd’hui en Ukraine. Son grand-père, le rabbin Salomon Buber était un libéral, très ouvert aux autres cultures.
Martin Buber fait ses études à Leipzig puis à Berlin. Il s’enthousiasme pour les mystiques rhénans tel Maître Eckhart mais aussi pour les romantiques comme Hölderlin et Novalis. Quant à Nietzsche, il porte au pinacle « Ainsi parlait Zarathoustra » qu’il tient pour le maître-livre du siècle. Il l’a transporté « dans le royaume d’une sublime ivresse… ». Après Schiller – Sur l’Education esthétique de l’humanité, 1795 – il comprend que Nietzsche a renversé la table lorsqu’il a substitué l’esthétique à la morale.
En fait comme beaucoup de jeunes Juifs, Buber repousse les valeurs bourgeoises qui fondent le capitalisme industriel. Ils optent pour un « romantisme anticapitaliste » et dénoncent « le devenir-marchandise de tous les hommes et de toutes les choses. »
En 1898, Martin Buber rejoint le mouvement sioniste que vient de fonder Théodore Herzl. Mais il n’y trouvera jamais sa place. Son sionisme est d’essence culturelle, il ne croit pas à la fiabilité d’un État juif qui spolierait les populations existantes de la Palestine. Une position qu’il défendra en Israël même, jusqu’à sa mort. Ce qui explique que l’État d’Israël ne l’a jamais reconnu comme un père fondateur alors même que tous le tiennent pour un des plus importants philosophes de sa génération.
Après avoir sondé et tiré beaucoup du courant hassidique, « mouvement spirituel, piétiste et mystique juif fondé en Pologne, au XVIIIe siècle… », Buber retourne à la vie publique pour approfondir la question du nationalisme, l’inscrire dans une théorie générale de la réciprocité. Afin d’éviter l’ornière d’un nationalisme « formel » qui ne vit qu’en excluant l’autre. Il énonce que « les Juifs ne peuvent éprouver leur identité qu’en prenant conscience de leur appartenance à la « chaîne de générations » que constitue leur peuple. »
L’homme dépasse sa finitude en se reliant à l’origine qui « ne signifie pas seulement une simple connexion avec un passé révolu ; elle a déposé en nous-mêmes quelque chose qui ne nous quitte à aucune des heures de notre vie. »
Autant dire, ajoute Buber, que l’homme « sent dans cette immortalité des générations, la communauté du sang, il la sent comme la préexistence de son moi… »
Mais l’expression la plus achevée de la pensée de Buber est à lire dans le « Je et le Tu » paru en allemand en 1923, quatre ans avant « Être et Temps » de Martin Heidegger. Une approche si forte du rapport à l’autre qu’elle retint l’attention et influença Husserl, Sartre, Camus (Buber traduisit en hébreu son Homme révolté).
La « relation » à l’autre doit conduire à la « rencontre ». La première compte beaucoup moins que la seconde : « Toute vie authentique est une rencontre », ce que Bachelard pensait aussi puisque la rencontre est « la synthèse de l’évènement et de l’éternité ».
Et des rencontres, Buber en fit beaucoup au point d’ouvrir un dialogue d’une parfaite aménité avec Heidegger, en 1957.
Inutile d’insister sur l’importance du travail d’Alain de Benoist. Une fois de plus, c’est une ouverture pour échapper à la sclérose de l’esprit. Cela se lit de bout en bout, dans une langue claire, déliée, appuyée sur une érudition hors pair.
Jean Heurtin
Alain de Benoist, Martin Buber, théoricien de la réciprocité, Via Romana, 2023.