On parle beaucoup de « Grand Remplacement » à propos des flux migratoires. Vous en évoquez volontiers un autre : celui des hommes par les machines…
Le développement de la robotique, qui a pris le relais de ce qu’on appelait autrefois l’automation, s’accélère de toute évidence aujourd’hui. Le remplacement de la main-d’œuvre par la machine n’est plus cantonné à la production industrielle, mais s’étend aussi bien au domaine des transports (GPS, transports entièrement automatisés, voitures et trains sans conducteur), de l’industrie (usines sans ouvriers), du commerce (hôtesses-robots, caisses automatiques), de la police (robots anti-émeutes), de la médecine (aide au diagnostic, machines chirurgicales) ou de l’aide aux personnes (robots soignants, logiciels d’aide à la décision). Certains pays sont en pointe, notamment les pays asiatiques (le Japon préfère recourir aux robots plutôt qu’aux immigrés), mais aussi l’Allemagne et les États-Unis. En Chine, la société Foxconn a décidé de remplacer 500.000 ouvriers par des robots. Au Japon, Panasonic vient
de créer une usine immense fonctionnant avec moins de quinze salariés. Ce n’est évidemment qu’un début.
Quelle en sera l’incidence sur le marché du travail, sachant que le chômage structurel augmente régulièrement depuis 25 ans ?
On a l’habitude de dire que, si des emplois disparaissent, d’autres emplois apparaissent automatiquement. C’est en effet ce qui s’est passé hier, quand les paysans étaient appelés à se reconvertir en travailleurs d’usine. Mais rien ne permet de penser qu’il en ira de même demain : il n’existe aucune preuve empirique que le progrès technologique crée autant ou plus de travail qu’il n’en détruit. Dans le passé, les nouveaux emplois faisaient appel aux mêmes niveaux de compétence que les anciens. La robotisation, elle, privilégie les capacités cognitives, c’est-à-dire la « cérébralisation » du travail, tandis qu’elle s’avère fatale aux emplois non qualifiés ou peu qualifiés, voire à certains emplois qualifiés : une caissière remplacée par une caisse automatique ne deviendra jamais astrophysicienne. Twitter, le géant des réseaux sociaux, n’emploie que 400 personnes dans le monde ! D’ici moins de dix ans, trois millions d’emplois devraient être détruits en France par la numérisation, un tiers des emplois pourraient l’être dans vingt ans. La tendance est à produire de plus en plus avec de moins en moins d’hommes, ce qui signifie que le progrès technologique n’est plus synonyme de création d’emplois.
Du fait du « chômage technologique », comme disait Keynes, on risque de se retrouver ainsi dans des sociétés où des millions de gens seront devenus superflus parce qu’ils auront été chassés du système productif – ou n’occuperont plus que ce que David Graeber appelle des « bullshit jobs », des emplois improductifs maintenus à seule fin d’éviter la révolte sociale. Ed Rensi, l’ancien PDG de McDonald’s, affirme déjà que les êtres humains vont devoir revoir à la baisse leurs exigences salariales du fait de l’émergence des robots, qui travaillent plus et coûtent moins cher. C’est une situation sans précédent.
Jusqu’où le remplacement de l’homme par la machine pourra-t-il aller ?
On touche ici l’autre aspect du problème.
Sur le plan comportemental, les machines ne se bornent plus depuis longtemps à accroître le confort de vie, mais envahissent la vie quotidienne. Dans le monde des écrans, nous devenons de plus en plus le terminal de notre smartphone ou de notre ordinateur. En raison de la diffusion du numérique, l’écriture cursive « attachée » est en voie de disparition. Nos corps sont « réparés » avec des prothèses, qui sont en passe de se prolonger par des puces sous-cutanées, des implants dans le cerveau et des « exosquelettes » censés nous « augmenter ». Des armes et des maisons peuvent déjà être fabriquées avec une imprimante 3D. À terme, il faut s’attendre à la fusion de l’électronique et du vivant.
La conjonction des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) pose d’autres problèmes dans les trois domaines-clés de la matière, de l’énergie et de la manipulation du vivant. Lee Sedol, champion du monde de go, a été battu en mars dernier par AlphaGo, le programme développé par Google DeepMind. Il ne fait pas de doute que des systèmes d’intelligence artificielle beaucoup plus performants qu’un être humain ne vont cesser d’être mis au point. On entrera alors dans ce qu’Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee appellent la « seconde ère de la machine » (The Second Machine Age).
Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme) a bien montré que le bon fonctionnement des machines exige le devenir-machine de son contexte de production. La dépendance aux machines laisse prévoir le devenir-machine de l’homme. « La machine ne libère pas l’ouvrier du travail, mais ôte au travail son contenu », disait déjà Karl Marx. George Orwell ajoutait que « la pente naturelle de la machine consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique ». Sans tomber dans la science-fiction, il faut bien constater qu’en acceptant de devenir machine, l’homme devient post-humain : plus les forces matérielles deviennent intelligentes et plus la vie humaine est ravalée au niveau d’une force matérielle. Entre des hommes de plus en plus mécanisés et des machines de plus en plus humanisées, des hommes robotisés et des robots androïdes, la frontière va devenir floue. Certains « surhumanistes » de la Silicon Valley exigent déjà très sérieusement que l’on se préoccupe d’attribuer des droits aux robots, dès lors assimilés à des personnes (à partir de quel degré d’autonomie décisionnelle ?). C’est aussi ce que réclame, en France, l’avocat Alain Bensoussan.
On peut, certes, se rassurer en se disant que jamais les machines n’accéderont à la conscience, n’éprouveront d’empathie, d’émotions, de plaisir ou de souffrance, etc., et donc qu’il existera toujours des facultés humaines dont les machines ne pourront pas se doter. Ce n’est peut-être qu’un acte de foi.
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier